Point n’est besoin de beaucoup de science politique pour comprendre que l’univers mythique se prête mal à l’exercice de la liberté ou des droits démocratiques par exemple, exercice qu’on ne saurait concevoir sans individus capables d’autonomie et (surtout dans les démocraties modernes) sans individus capables de prendre soigneusement en compte leurs intérêts matériels. Or, comme nous venons de le voir, il n’y a pas d’autonomie individuelle dans un mythocosme, parce qu’on n’y trouve guère de distance entre l’esprit et la matière. La volonté ne peut même pas y avoir un objet; elle ne vise qu’à apaiser ou invoquer des puissances invisibles. La notion d’un vouloir propre à un individu repose sur l’idée d’un sujet capable de faire porter sa volonté sur un objet puis capable de choisir les moyens adéquats à l’obtention ou à la connaissance de cet objet. Un tel individu est inconcevable dans un mythocosme puisque, tout comme Oedipe avant sa cécité, l’homme y est enserré dans un tissu de puissances qui agissent à travers lui. Il n’y a pas d’objets, pour l’homme du mythocosme mais seulement des champs de puissance. L’homme mythique est agi plus qu’il n’agit, de sorte que la question de sa liberté individuelle ne se pose guère. Tout au plus cette question s’esquisse-t-elle ici ou là, comme nous venons de le voir avec le mythe d’Oedipe, mais il faudra attendre (en Grèce) l’apparition des présocratiques pour que cette esquisse se transforme en une réalité.
Cela dit, la période mythique a certainement constitué un moment important dans le cheminement de l’esprit vers sa destinée surnaturelle ou symbolique. On peut même soutenir qu’à négliger ce moment, on remet en question l’ensemble de ce cheminement et donc cette destinée elle-même. A insister exclusivement sur les puissances rationnelles de l’esprit, c’est-à-dire sur une distance de plus en plus grande envers l’espace et le temps vécus, l’homme se coupe d’un nécessaire enracinement mythique dans le cosmos. Nous [18] avons besoin d’histoires qui nous parlent du vent, de l’eau, de la terre, pour entrer dans un rapport vivant à notre environnement. Sans ces histoires, nous dérivons indéfiniment, tels des âmes damnées, dans l’espace-temps infini, homogène et isotrope de la modernité. Le danger de cette dérive n’a pas été tout de suite aperçu parce que l’évolution qui avait conduit des servitudes du mythocosme à la liberté individuelle avait paru constituer un progrès. On se réjouissait de l’apparition d’hommes enfin capables d’autonomie et, surtout, libres des superstitions de leurs ancêtres. Au début du vingtième siècle, Alain faisait encore l’éloge du logos cartésien, seule activité intellectuelle propre à arracher les hommes aux brumes d’un monde primitif dans lequel les mythes asservissaient les âmes. L’éloge d’une raison coupée de ses sources mythiques a été paradigmatique dans la modernité occidentale, jusqu’à Lévy-Bruhl, Brunschvicg et Piaget qui, “chacun à sa manière, ont célébré le triomphalisme de l’entendement adulte libéré de la débilité mentale qui fleurit chez le sauvage, l’enfant, le malade mental et le poète.”1
Aujourd’hui, la situation s’est renversée. C’est l’homme dérivant, sans racines et sans rapport vivant au cosmos, qui effraie. Il a beau savoir admirablement user de sa raison calculatrice dans un environnement électronique sophistiqué, il ne peut plus incarner le triomphe d’une raison autonome sur des forces obscures. C’est lui qui paraît maintenant incapable de contrôler les forces technocosmiques qu’il a suscitées. C’est lui qui paraît barbare en regard des hommes du mythocosme. Il n’est donc pas étonnant que l’on assiste, aujourd’hui, au développement d’un courant intellectuel qui présente l’homme du mythocosme comme une figure de l’humanité supérieure à celle d’un individu rationnel et autonome. Celui-ci, dépourvu de toute conscience écologique, exploiterait sans vergogne son environnement, inconscient du délicat tissu d’interactions entre tous les éléments du cosmos. Celui-là, au contraire, tel le Sioux d’Amérique du Nord ou le Dogon de Marcel Griaule, avait, grâce aux mythes qui nourrissaient son âme, une vive conscience des délicats équilibres naturels. Il avait une conscience écologique. [19] C’était un bon sauvage. Le Sioux n’était pas coupé du cosmos comme l’est l’homme moderne. Le Sioux, tout comme le contemporain d’Homère, participait de toute son âme, nous dit-on, aux rythmes naturels du cosmos, tandis que l’homme moderne, lui, indifférent à son environnement en raison de son orgueilleuse autonomie rationnelle, ne se sentirait jamais lié à la mer, à la terre, au vent, par des récits mythiques. Il n’appréhenderait la mer, la terre et le vent que par le logos (compris comme exercice d’une raison désenchantée), jamais par le mythos. Dès lors, son âme ne pourrait plus vibrer aux mystères du cosmos. Son âme serait une âme morte ou indifférente, raison pour laquelle il pourrait exploiter la nature sans la moindre vergogne. S’habituant à exploiter et à piller tout ce qui l’entoure, il en serait même venu à exploiter et à piller ses semblables avec lesquels il n’aurait finalement pas plus de rapports qu’avec la nature. Schéma simple et lumineux: le logos, en arrachant l’individu aux milliers de fils invisibles que le mythos avait tissé entre lui et la nature d’une part, puis entre lui et ses semblables d’autres part, aurait fait de l’homme moderne un individu isolé, misérable, et exploiteur.2
Cela dit, les partisans d’un retour au mythos nous expliquent que tout n’est pas perdu. Nous allons comprendre la structure mythique grâce à laquelle le primitif s’inscrivait dans un ensemble d’interactions harmonieuses avec ses semblables et la nature. Tous les espoirs sont permis, surtout après les travaux de Lévi-Strauss qui montrent que ces interactions s’inscrivent aisément dans une logique structurale.
Georges Gusdorf, Mythe et métaphysique, Paris: Flammarion, 1984, p. 40. ↩
En fait, ce schéma est si simple qu’il est faux, pour ne pas dire pervers: le logos ne s’oppose pas au mythos mais le transcende tout en le conservant. C’est le raisonnement de type logico-mathématique (que nous examinerons plus loin sous le titre de science alogale) qui s’oppose au mythos et non le logos. ↩