Un discours ne provenant de personne ne peut plus dire ce qu’il y là, hors de nous, dans l’espace, quand bien même il prétend constituer un modèle de référentialité. Un discours ne peut en effet nommer une réalité que s’il me permet en même temps de me détacher de cette réalité. Mais comment un discours qui prétend être la chose même qu’il nomme pourrait-il me donner accès à cette distance immatérielle grâce à laquelle je peux voir cette chose? Comment pourrait-il y avoir encore de la référentialité si le discours qui m’est adressé est le discours des choses mêmes? Comment pourrais-je être renvoyé à quelque chose existant hors de moi si le discours que je reçois, ne provenant de personne, n’est en rien lié au mouvement d’une subjectivité cherchant à dire ce que sont les choses? L’absence de dimension ontologique dans un discours est une absence de chair, de subjectivité.
Si l’on demande maintenant comment s’effectue l’opération grâce à laquelle le discours non scientifique, le discours venant d’une personne, me donne cette distance immatérielle me permettant de voir un objet distinct, on dira qu’un tel discours, aux oreilles d’un être parlant, est lié à quelque chose qui n’est pas là, dans l’immédiateté du réel, à savoir une subjectivité qui fait plus ou moins face à ce réel. Le logos articule le réel sur un deuxième monde qui n’est pas donné par les sens. On peut appeler ce deuxième monde, le monde de la subjectivité. Ou bien on peut supposer, comme Platon, qu’il constitue un monde métaphysique, au-delà de tout ce que les sens nous donnent. On peut encore simplement accepter qu’il y a, dans l’exercice spontané de la parole, quelque chose qui m’arrache au réel, à l’espace et au temps. A ce point, peu importe la réponse: l’essentiel est de voir, qu’il y a, dans le verbe, quelque chose qui crée la distance immatérielle nécessaire à une véritable vision des choses.
Dans le verbe en général, mais pas dans le verbe scientifique! Autrement dit, le discours scientifique, dans le moment même où il prétend parler exactement de ce qu’il y a dans la réalité et seulement dans cette réalité (référentialité parfaite) dissout en fait la condition de possibilité du réel, parce qu’il dissout toute distance immatérielle entre l’esprit et les choses. Concrètement, le discours scientifique, dans sa forme vulgarisée, interdit qu’on se souvienne, qu’on discute avec un autre ou, pour le dire encore en d’autres mots, qu’on lui échappe pour relativiser la manière qu’il a de décrire les objets. L’homme qui pense scientifiquement est en contact avec les choses mêmes parce que, croit-on, il s’interdit d’échapper à l’instantanéité d’une appréhension exacte et précise du réel.
Le discours scientifique est ainsi un discours qui, dans le moment même où il prétend coller aux choses, supprime les choses en supprimant la distance qui nous permet de les voir. Un discours dans lequel il n’y a plus de chose est un discours dans lequel il n’y a plus rien. C’est un discours pour lequel le sens du mot être a disparu. Dans le vocabulaire technique de la philosophie, on dit que c’est un discours qui n’a plus de dimension ontologique. Tout le nihilisme moderne est sorti de là.